CHAPITRE VI
CAL
Qu'est-ce que ça veut dire ? Que s'est-il passé pour que Nela soit dans cet état ? Pas son genre de manifester aussi ostensiblement un sentiment quelconque. En général elle affiche une réserve difficile à entamer.
Je lui souris gentiment.
— Que se passe-t-il, Nela ? Reprenez votre calme, je vous en prie.
— Cal, vous êtes en danger, le…
Pas le temps d'en dire plus, une troupe de cavaliers débouche à son tour de l'allée d'arbres qui aboutit à la maison.
Quelque part dans mon crâne une petite sonnette d'alarme se met en branle.
— Nela Kelisi, au nom de Palar, je vous arrête, lance un officier.
C'est à ce moment que je me rends compte qu'elle s'est placée devant moi…
Comme… pour me protéger ? Si on avait tiré dans ma direction c'est elle qui encaissait ! Ça me fait sortir de ma coquille.
Une bouffée de tendresse d'abord parce qu'elle vient de me montrer qu'elle… Et puis la colère, tout de suite. Parce que si j'avais été en danger elle pouvait être tuée, effectivement.
Je l'attrape par le bras pour la faire pivoter rapidement face à moi.
— Nela, ne refaites jamais cela, vous m'entendez ? Ne vous placez pas devant moi si n'importe quel danger survient.
Je la tiens toujours comme ça, plongeant dans ses yeux qui contiennent je ne sais quel drame, avec une terrible envie de la prendre dans mes bras, de la serrer… quand j'entends la voix de Giuse s'élever :
— Allons, Lieutenant, du calme ! Il n'est peut-être pas nécessaire d'arrêter qui que ce soit, en tout cas la courtoisie…
Pas le temps d'en dire plus, l'officier le coupe sèchement :
— Vous, taisez-vous ! Si quelqu'un ici ne doit pas élever la voix c'est bien vous !
Bon Dieu ! Ce type a un de ces culots. Mais sa phrase a déclenché quelque chose en moi. Je me tends, baissant légèrement les épaules, attirant doucement Nela sur le côté.
— Lou… les autres ?
— En place !
Pas besoin d'en dire plus il a compris que je lançais un S.O.S. et m'a répondu que les Dix sont en position. Je suppose qu'ils tiennent en joue la petite troupe.
Je n'ai pas quitté le lieutenant des yeux et je m'adresse maintenant à lui.
— Pourquoi cette arrestation, Lieutenant ? Attendez, avant de me répondre vous devez savoir ceci : en ce moment même dix fusils sont braqués sur vos hommes et je ne tolérerai aucun mouvement brusque. Maintenant répondez…
La main du gars se crispe légèrement et dérive vers la fonte droite de sa selle, hors de ma vue. Je ne réagis pas, me bornant à le regarder fixement.
— Appelez-moi par mon grade, je vous prie : Lieutenant-Major.
— Répondez… Lieutenant-Major ! je fais, plus sèchement.
— En vertu du pouvoir discrétionnaire dont j'ai été investi pour cette mission je suis en mesure d'arrêter n'importe qui. Nela Kelisi est en état d'arrestation pour s'être présentée ici sans ordre et dans le but de nuire à Palar.
Je ne comprends rien à tout ça excepté que ce gars est une sorte de super-flic. Pour l'instant pas question de le laisser faire, mais il se passe je ne sais quoi et l'explication me sera donnée au Palais.
— Lieutenant-Major, je fais d'une voix dure, vous allez faire demi-tour dans la seconde qui suit et retourner au Palais. Je veux vous y voir dans une demi-heure. Mes amis et moi nous vous suivons.
Une voix claire s'élève, celle de Giuse :
— Et lorsque ceci sera éclairci, Lieutenant-Major, j'aurai le plaisir de vous flanquer une correction.
L'officier se détourne de son côté et laisse tomber, méprisant :
— J'en serais étonné… Monsieur. D'après ce que je sais ce n'est pas votre genre.
Il lève le bras et ses cavaliers font demi-tour. Aussitôt je me tourne vers Nela.
— Racontez-moi ce qui est arrivé, Nela.
Son visage s'est calmé.
— Vraiment, je l'ignore, Cal ! J'ai seulement appris que les grandes familles sont très montées contre vous… et surtout contre votre cousin, ajoute-t-elle en regardant Giuse.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
— Je ne sais pas, dit-elle en secouant la tête. Les officiers de troupe n'ont pas été mis au courant.
Dans l'armée de Palar Nela a dû se choisir un groupe avec qui vivre. Son père étant officier sans terre et sans véritable fortune il était seulement « officier de troupe ». Dans ce pays on distingue ce type d'officier, sortant d'une école de cadets, ou même sortant du rang, et les « officiers d'armée », fils des grandes familles ne faisant qu'un bref séjour de quelques semaines dans une école. Juste le temps de recevoir leur brevet d'officier !
Bref, Nela a choisi les anciens amis de son père, les officiers de troupe. Pour les avoir vus à l'œuvre je sais qu'ils forment, avec les sous-officiers, le vrai squelette de l'armée.
En tout cas qu'ils ne soient pas au courant ne m'étonne pas.
— En selle, je fais, on va au Palais. Ripou et Belem, faites immédiatement sortir nos hommes de leur campement. Sans bagarre, mais fermement. Qu'ils se rapprochent du camp principal et se planquent. Salvo, tu nous accompagnes avec les Dix. Et ceux-là pas question qu'ils s'éloignent de nous de plus de cinquante mètres. Ils attendront à la porte du Palais, en armes, compris ?
On démarre tout de suite.
Le Palais. Enfin ce qui en tient lieu. Les soldats ont construit ça les semaines suivant notre arrivée. Davantage une sorte de grande ferme en bois. Mais grande, ça, c'est exact. Et pas vilaine non plus.
Une haie de soldats à pied nous barre le chemin devant la grande porte de la cour intérieure. L'arme en main ils paraissent résolus et je prends tout de suite ma décision. Les esprits m'ont l'air trop échauffés pour risquer un clash.
— Attendez-moi ici, je lance aux Dix, et gardez Nela. La jeune fille descend d'antli et s'approche.
— Cal…, soyez prudent.
Sa main s'élève, hésite, et vient toucher la mienne. Rien à voir avec la poignée de main virile qu'elle me donnait, au début.
— Nela…, jamais je n'ai eu autant envie d'être prudent, ne serait-ce que pour revenir vite. Vous savez… enfin j'avais l'intention de vous faire un cadeau, depuis longtemps, mais je ne savais pas comment vous prendriez ça… maintenant je crois que ça vous plaira.
Ses yeux deviennent un peu moins tristes.
— Allons-y, Messieurs ! je fais en regardant ma bande. Giuse me lance un clin d'œil et vient prendre place à ma gauche pendant que Lou et Siz se rangent derrière nous. Salvo examine les alentours, me regarde comme pour me dire : « Ça colle, je surveille les arrières » et sourit légèrement en se plaçant en fin de procession. On entre.
Une suite de haies de soldats nous canalise directement à la grande salle d'audience. Il y a là une trentaine d'officiers. Je les dévisage soigneusement, sentant que leur présence est révélatrice. Tous des officiers d'armée. Représentants de grandes familles, en somme. Je suis loin de les connaître tous, mais j'ai repéré les rubans à leur épaule gauche et à la garde de leur épée, insignes de leurs origines…
Des yeux je cherche Chak de Palar. Je ne le vois pas ! Tapori de Vastaj, le Grand Capitaine des armées de Palar ? Non plus… Pourtant l'officier d'ordonnance de Chak est là, dans le fond. Il n'est donc pas arrivé malheur à son seigneur sinon le jeune officier ne serait plus en vie. Il vénère son Seigneur. Alors qu'est-ce que cela veut dire ?
— Déposez vos armes au sol, Messieurs de Ter, ordonne un personnage assis à droite d'une longue table.
Pauvre vieux, il a eu tort de parler ; et sur ce ton ! Je me tourne face à lui.
— Non, Monsieur ! Qui plus est je vous informe que la moindre menace à l'égard de nos personnes amènerait l'un de mes amis, je ne vous dirai pas lequel, à vous abattre sur le champ. Suis-je clair, Monsieur ? J'espère que vous avez assez d'autorité sur vos… amis pour qu'ils épargnent votre vie en restant calmes. Un petit silence, puis une voix crie :
— Vous avez entendu ? Vous avez tous entendu ces menaces contre le plus respectable d'entre nous ? Tout est prouvé !
— Silence ! ordonne le personnage qui a parlé en premier et qui porte les insignes de Capitaine. Les menaces n'ajouteront rien à votre cas, Monsieur, ajoute-t-il à mon intention.
Courageux, ce gars.
Depuis deux à trois mois on voit arriver dans l'île des dignitaires de Palar qui viennent grossir l'armée. Ils ont évidemment été bien accueillis, mais je ne les connais pas. C'est le cas de beaucoup de ces gens-ci. Je ne fréquente pas la Cour et n'ai pas eu le temps ni l'occasion de les rencontrer. Je sais que certains d'entre eux ont reformé d'anciens régiments de Palar, portant parfois leur nom. Peu m'importe et Chak n'avait pas l'air d'y voir un inconvénient.
Je n'ai pas voulu me mêler de politique intérieure et de ses grenouillages. Chak connaît son monde et m'a donné l'impression de savoir manœuvrer. Tout ça pour expliquer que ces officiers me sont inconnus pour la plupart.
— Précisément, Monsieur, je riposte, quel est notre « cas » ?
— Vous êtes accusés devant l'Assemblée des Familles, que nous représentons, d'insultes et propos diffamatoires, de rébellion, de lâcheté au combat et enfin de malveillances et manœuvres tendancieuses contre le régime. Chacun de ces motifs est passible de bannissement, je vous le rappelle.
Une petite lueur de compréhension a l'air de vouloir naître quelque part dans mon pauvre crâne. Et l'absence des deux autorités suprêmes, Chak et de Vastaj, le Grand Capitaine, la renforce.
— Il y aurait beaucoup à dire sur ces motifs, je reprends, mais procédons par ordre. D'abord nous ne connaissons pas les coutumes de Palar, auxquelles nous ne nous sentons pas spécialement liés. Nous avons rejoint l'armée dans un combat difficile, c'est tout. À nos yeux, Messieurs, vous n'avez aucune espèce d'importance. Mais nous respectons ceux auprès desquels nous avons combattu. Je n'en vois guère parmi vous…
Ça n'est pas fait pour nous attirer des amitiés, mais je m'en moque. Je veux leur montrer qu'on ne les craint pas. Et un peu d'arrogance remettra certaines choses en place ! En tout cas un murmure court la salle, un grondement plutôt…
— Ensuite, je reprends, dans un pays civilisé l'accusateur se montre en face. Qui est le nôtre ?
— Lieutenant de Fesal…
Là-bas, au fond, un homme se dresse. À côté de moi Giuse gronde. Je l'ai reconnu moi aussi ce petit salopard, c'est le dingue qui commandait la patrouille ! Comment est-il ici, en liberté, alors qu'on l'a remis au Grand Capitaine en lui expliquant ce qui s'était passé ?
Par souci de discrétion je n'ai pas demandé ce qui lui était arrivé, depuis notre retour, il y a quatre jours. Je n'imaginais pas qu'il était encore en liberté. Moi, naïvement, je le voyais dégradé… Et c'est notre accusateur !
— Vous voulez dire que cet individu, ce fou criminel, se permet de nous accuser, Monsieur ? je fais en revenant au premier personnage.
— N'aggravez pas les charges qui pèsent contre vous, Monsieur de Ter, avec des insultes publiques surtout !
Je respire profondément. Du calme… du calme. On se trouve en face d'une sorte de complot mêlé d'autre chose que je subodore.
— Monsieur dont-je-ne-connais-pas-le-nom, je suppose que cette scène absurde repose essentiellement sur les propos de cet officier. Il vous a présenté sa thèse et vous l'avez cru. Le procédé me paraît simpliste, mais je ne veux pas perdre de temps à le discuter. Il ne suffit pas d'accuser, il faut aussi prouver. Moi je déclare que cet officier est un crétin qui porte la responsabilité d'un échec et de la mort de la moitié d'une patrouille…
Nouveau grondement dans la salle. Je lève la main pour tenter d'imposer le silence.
— … Et je le prouve !
— Un accusé n'a pas à porter d'accusation ! riposte le type du début.
— Si, je gueule pour rétablir la vérité ! Et d'abord, présentez-vous, Monsieur !
Pris de court il rougit légèrement et se lève un peu.
— Capitaine de Topi. Bien, Monsieur de Ter, vous avez le droit de vous défendre, encore que l'accusation de rébellion, et aussi celle de lâcheté au combat, ne vous vise pas personnellement, dit-il en regardant du côté de Giuse.
La rogne me saisit. Qu'il s'en prenne à moi ça me chatouille désagréablement, mais Giuse, mon ami, là je vois rouge !
Giuse fait un pas en avant et je pose la main sur son épaule.
— Calme ! je murmure, c'est ce qu'ils veulent, te mettre hors de toi…
— Messieurs, je fais d'une voix douce, vous n'auriez jamais dû commettre cette erreur. Mon cousin et moi sommes trop près l'un de l'autre pour tolérer que l'un de nous soit en mauvaise posture. Cela fait de l'autre un adversaire sans pitié… Mon cousin va vous faire le récit de ce qui s'est passé véritablement au cours de cette patrouille. Nous donnerons ensuite nos preuves. Des preuves irréfutables. Sachez encore que nous ne nous en tiendrons pas là. J'exigerai des sanctions terribles, Messieurs. Sachez-le dès maintenant. Allez va…
Giuse lève un peu la tête pour reprendre son sang-froid et commence. J'observe la salle pendant qu'il parle, notant que si on l'écoute, on ne l'entend pas. Ils ont leur conviction et n'ont pas l'intention d'en changer ! Du moins pour la majorité, car certains sont attentifs. Je dévisage longuement ceux-ci pour les reconnaître plus tard. De Topi est parmi eux, ce qui me surprend un peu, je l'avoue.
Quand Giuse a terminé je lève la main pour prendre la parole immédiatement.
— Je vous ai annoncé des preuves, Messieurs, les voici : que l'on fasse venir les survivants de cette patrouille, immédiatement. Vous les interrogerez vous-même, Capitaine.
Il secoue la tête et je sens mon estomac se crisper douloureusement. Oh non ! tout de même…
Et si…
L'un après l'autre les soldats arrivent. Manifestement ils attendaient à côté. Et leur témoignage est accablant.
— Oui, Capitaine, c'est comme je vous le dis. L'homme là il voulait jamais combattre. Il disait que les Noirs étaient trop nombreux, trop forts. Et le Lieutenant il essayait de le convaincre en lui disant qu'il fallait détruire les Noirs… Et puis on a vu arriver cette colonne. Cette fois… l'homme n'a pas pu convaincre le lieutenant qui a organisé l'embuscade. Mais il a tout fait rater en tirant trop tôt et en s'enfuyant… Le lieutenant nous a ordonné de charger pour… pour protéger la fuite de…
— De ? fait de Topi.
— … Du lâche, là, fait le gars la tête baissée.
— Regarde-moi en parlant ! lance Giuse d'une voix sourde.
— Ça va, je fais pour calmer Giuse… Toi, dis-moi, as-tu été payé ou menacé pour raconter ces mensonges ?
— Monsieur de Ter ! intervient de Topi, c'est une remarque scandaleuse, inadmissible, malgré le désagrément que vous éprouvez à voir votre ami démasqué.
— Ces hommes ont menti, Capitaine, et je veux savoir pourquoi, je fais.
— Monsieur de Ter… que l'un d'eux ait menti, peut-être mais prétendre que tous… alors que l'histoire qu'ils racontent est la même !
— Justement. Ils racontent la même histoire ! Or dans une patrouille chaque homme n'est pas témoin de tous les incidents. Et sa position, pendant l'embuscade, ne lui permet pas de savoir ce qui se déroule plus loin ! Pourtant ils ont tous fait le même récit !
De Fesal se dresse brusquement et hurle.
— Ils étaient tous proches les uns des autres pendant l'embuscade !
— Et vous dites que c'est vous qui les avez placés, Lieutenant ?
— Exactement, votre… ami était incapable d'agir tant il tremblait !
— Alors vous venez de faire la preuve de votre incapacité. Placer tous ces hommes à côté les uns des autres, dans une embuscade, c'est une erreur terrible !
Il rougit, le petit salopard.
— C'est vous qui dites qu'ils étaient les uns à côté des autres. Voyez, Messieurs, comme il essaie encore de lancer des propos malveillants, alors que tous les témoignages sont accablants.
Depuis quelques secondes Giuse s'agite. Il se penche de mon côté et murmure, en loy :
— Il y avait un autre type, celui qui gardait le petit salaud… Il n'a pas témoigné !
C'est vrai, bon Dieu ! Giuse ouvre la bouche mais je lui prends la main vivement.
— Capitaine, votre accusateur a longuement préparé son affaire alors que nous avons été surpris. Les survivants étaient déjà là, bref nous avons besoin de temps pour prouver notre innocence. Si vous désirez que vos amis soient crédibles il faut nous donner ce temps. En outre nous ne vous connaissons pas. Les officiers que nous côtoyons depuis notre arrivée ne sont pas ici. Eux pourraient témoigner du courage dont nous avons toujours fait preuve. Sans un délai appréciable je dénie à votre assemblée tout droit à un jugement. Souvenez-vous que l'armée, celle qui combat, nous connaît. Elle réagirait peut-être mal à nos protestations !
Le Capitaine se penche vers ses voisins puis se redresse.
— C'est entendu, Monsieur de Ter, mais ne tentez pas d'intervenir auprès des témoins qui se sont prononcés ce jour…
Et voilà comment on se fait coincer. Je sais que les témoins ont menti, mais si on essaie de les faire avouer on nous accusera de faire pression sur eux… Bien joué !
Je suis dans une rage froide en sortant, suivi des autres.
Dehors Nela est là, debout, pâle. Elle se précipite en nous voyant arriver.
— Cal…, que…
Pas le temps d'en dire plus, le Lieutenant-Major de tout à l'heure arrive à grands pas.
— Mademoiselle Kelisi, suivez-moi !
Ça, c'est trop. Il faut que je vide le trop-plein de ma rogne.
— Lieutenant-Major, Mlle Kelisi est avec moi. Elle me suivra là où j'irai, tant qu'elle le souhaitera et s'il lui arrive quelque chose je vous coupe les jambes sur ma table de chirurgie ! Suis-je clair ? Avez-vous assez d'imagination pour voir votre vie future… ?
Il est devenu blême.
— Et j'y prendrai même un grand plaisir, j'ajoute en lui souillant ces derniers mots sous le nez. Ne rôdez pas autour de ma maison et laissez mes hommes tranquilles.
— Par décret de l'Assemblée des Familles tout commandement vous est retiré, il balbutie. Votre régiment est versé dans l'armée de Fesal.
J'ouvre la bouche d'indignation, et puis la situation me paraît tellement grotesque que j'éclate de rire.
— Le petit lieutenant prend mon régiment ?
— Pas lui mais son oncle, le Capitaine de Fesal. Le lieutenant ne commande qu'un escadron.
Pas gourmands ces petits chéris, ils s'emparent de l'unité la plus redoutée de l'armée de Palar entière !
— Et il s'imagine que mes hommes vont lui obéir, ce couillon ?
L'autre a un haut-le-corps.
— Ils devront obéir sous peine d'être fusillés !
Je me marre encore plus.
— Mon pauvre…, ceux qui les feront prisonniers ne sont pas encore nés !
Maintenant Giuse, Siz et les autres rigolent autant que moi. On est plies en deux pendant que le gars s'éloigne.
— Nela…, je pense qu'il est préférable que vous restiez avec nous pendant que cette histoire n'est pas résolue.
Elle incline la tête pour accepter. Mais elle ne rit pas, elle. Forcément, elle ne sait pas qui sont mes « hommes ».
De retour à la maison, près du rivage, on se réunit dans la grande salle du rez-de-chaussée et Lou nous apporte à manger et à boire. Je fais le récit de ce qui s'est passé pour Nela qui n'y a pas assisté. Elle est outrée, mais aussi impressionnée.
— Jamais vous ne pourrez vous disculper, dit-elle, le visage fermé.
— Pas sûr. Et même dans ce cas il restera toujours la possibilité de partir.
— Ils ne vous laisseront pas le faire. Vous ne connaissez pas l'Assemblée des Familles. À Palargod c'était une puissance. Les Familles détiennent, en fait, l'ensemble des terres.
— D'abord nous ne sommes plus à Palargod et beaucoup de choses ont changé, remarque doucement Giuse qui s'est calmé depuis notre retour, et ensuite il n'y a pas que la terre. Une fortune peut aussi bien s'établir sur le commerce ou l'industrie, et dans ce domaine ils m'ont l'air particulièrement démunis.
Nela secoue la tête, pas convaincue. Je retrouve ma tendresse de tout à l'heure en la voyant ainsi, son visage triste penché vers la table.
— Ayez confiance, Nela. Personne au monde n'est capable de nous nuire véritablement. Notre puissance dépasse tellement celle des Familles…
Bon, il faut décider d'une conduite à tenir.
— Salvo, dis aux hommes de ne pas bouger. Si des officiers viennent, qu'ils les ignorent. À propos il faut qu'ils regagnent leur campement. Ils n'ont qu'à s'occuper des antlis. Pas de provocation, l'indifférence… Et pas de ravitaillement non plus. Avant tout ne rien demander à l'armée. Ils se débrouilleront avec leurs rations de réserve.
Ils n'ont évidemment pas besoin de ces rations, mais Nela n'a pas à le savoir. Et ces mesures suffiront à montrer leur indépendance vis-à-vis des décisions des Familles.
— Dans l'ordre des choses, je reprends, il faut rencontrer Chak de Palar pour lui demander son arbitrage. Ripou, tu demandes une audience. Et je veux voir aussi le Grand Capitaine. Nela, pouvez-vous interroger les officiers de troupe pour leur demander s'ils n'ont rien appris ? Je voudrais notamment savoir depuis combien de temps les soldats de la patrouille ont été contactés pour ces témoignages bidons. Est-ce qu'ils paraissent avoir de l'argent ? Badeu vous accompagnera, je ne veux pas que vous vous promeniez seule.
— Jamais on n'oserait m'attaquer, dit-elle.
— Jamais vous n'auriez pensé qu'on pouvait vous arrêter, non plus.
Elle ne répond pas.
— Enfin, toi, Giuse, tu essaies de retrouver ton gars. Comment s'appelait-il ?
— Aucune idée.
— Ça ne facilite pas les choses, je fais. Il faut pourtant le retrouver. Tout le monde doit s'y mettre.
Une heure plus tard Ripou est de retour. Chak refuse toute audience. Quant au Grand Capitaine il est introuvable. En inspection, dit-on. Qu'est-ce que ça veut dire ? J'interroge HI par le truchement de Lou, mais lui non plus n'a pas d'idée. Bon sang ! comment faire basculer les événements en notre faveur ?
Je me méfie terriblement de moi. Si je m'écoutais j'irais purement et simplement prendre ces mecs par la peau des fesses et les flanquerais à la baille. Mais ça ne résolverait pas les choses pour Palar. Il y aurait aussi le petit Fesal. En le secouant un peu… Non, il a montré qu'il était courageux et préférerait mourir plutôt que de dire la vérité. Et il n'est pas seul dans cette histoire. Cette assemblée ne s'est pas constituée uniquement à sa demande…
Je sors prendre mon antli et pars en direction du camp principal, suivi de Lou et de Salvo.
Ces îles ressemblent beaucoup à la Louisiane de la Terre. Une végétation riche, beaucoup de fleurs. Et des sous-bois d'autant plus magnifiques que les arbres sont si hauts. Bien plus que les vieux séquoias canadiens.
Un régiment d'infanterie rentre de l'exercice et je repère un officier que je connais : Difag. Il n'était pas de la petite sauterie de tout à l'heure. Pourtant c'est un officier d'armée. Mais il est vrai que lui est avec Chak depuis le début. C'est peut-être de ce côté qu'il faut lancer des ballons d'essai.
— Bonjour, Difag.
Il a l'air un peu gêné. Tant mieux ça prouve qu'il est au courant.
— Ces exercices, ça rentre ? je demande en montrant les soldats.
Il a l'air soulagé de parler d'un sujet sans danger.
— Ils manœuvrent encore lentement, mais il y a des progrès. Moins que dans la cavalerie néanmoins. Il faudrait que l'on puisse participer à des engagements. Cela stimulerait les hommes. Pour l'instant ils ne se rendent pas encore bien compte de l'avantage énorme des fusils que vous nous avez procurés.
Il comprend soudain qu'il a lui-même ramené la conversation sur un sujet brûlant et se mord les lèvres. Je souris.
— Difag, vous êtes trop droit pour éluder une conversation à cœur ouvert. Acceptez-vous que nous parlions ?
Pauvre diable, je le torture. Pourtant il prend sa décision et relève la tête brusquement.
— Je savais bien que tôt ou tard vous viendriez nous questionner… Ecoutez, retrouvons-nous dans une heure sur la rive est, à la petite crique. J'espère amener quelques camarades.
Il prend un risque, je m'en rends compte.
— Entendu, Difag. Mais… prenez garde à ne pas être suivis. Cette entrevue secrète pourrait être mal interprétée.
Il hoche la tête et s'en va. J'ai une heure à tuer, je vais faire un tour au camp des Robots-Vahussis. Tiens, c'est drôle, ces derniers temps je les appelais « nos hommes ». Il doit y avoir une explication là-dessous. Freudien tout ça…
Ah ! je tombe bien. Ça a l'air de bouger. J'aperçois quelques cavaliers vahussis derrière un officier qui s'adresse au gars en faisant beaucoup de gestes… J'approche doucement.
— … considéré comme une rébellion et les meneurs seront passés par les armes !
Quelqu'un m'a vu arriver parce que le type se retourne et me prend à partie.
— Vous n'avez rien à faire ici, Monsieur de Ter. Mais puisque vous êtes venu dites à ces soldats qu'ils doivent m'obéir. Je commande désormais ce régiment.
— D'abord, monsieur de Fesal, car je suppose que vous êtes le Capitaine Fesal, n'est-ce pas ? D'abord, vous ne commandez rien du tout. Et certainement pas un régiment. Il s'agit ici d'un escadron, pas d'un régiment. Ensuite ces soldats sont à moi et vous n'avez aucun droit sur eux. Soyez donc prudent et ne tentez pas de dépouiller un adversaire avant qu'il ne soit vaincu. C'est très loin d'être le cas… Sachez aussi que ces hommes n'appartiendront jamais qu'à moi, n'obéiront qu'à moi. Et toute menace à leur égard n'aboutirait qu'à vous mettre en danger ! Nous avons pris le parti de Palar, avec nos hommes et nos armes, souvenez-vous-en, en toute liberté. Nous pouvons partir quand nous le voudrons. Personne ne nous en empêcherait. Ces soldats sont avec moi depuis trop longtemps pour passer sous un autre commandement. Vous perdez votre temps.
— Vous n'avez pas le choix, Cal de Ter. L'Assemblée en a décidé.
Je me mets à rire.
— Vous n'avez pas encore compris que je dénie tout droit de ce genre à votre assemblée, Fesal ? Même si Chak de Palar me le demandait je ne mettrais mes hommes à sa disposition que pour une action, c'est tout. Ils sont à moi, Fesal, et je n'appartiens à personne.
— Nous verrons bien ce qu'ils feront quand l'armée encerclera votre camp.
— J'espère que le Grand Capitaine ne se prêtera pas à vos idioties, cela causerait beaucoup de mal à l'armée de Palar ! Et rien ne dit qu'elle accepterait de marcher contre ceux qui se sont battus à ses côtés… Abaissez vos prétentions, Fesal, sinon il ne sortira que du mal de tout cela.
— Ainsi vous vous moquez de l'Assemblée ?
— Je respecte les officiers que j'ai vus au combat, pour les autres j'attends qu'ils fassent leurs preuves pour savoir quelle estime leur accorder.
Il sursaute, mais j'enchaîne rapidement :
— Pendant que j'y suis, voulez-vous transmettre deux messages. Le premier intéresse votre neveu, le petit assassin. Qu'il ne mette pas les pieds ici sinon il se trouvera aux fers ! Le second est destiné à vos amis. Qu'ils sachent que nous sommes venus aider Palar dans cette guerre, mais que nous quitterons le pays quand la victoire sera acquise. Nous n'avons jamais eu l'intention de nous installer dans cette région, ni ailleurs. Nous avons notre propre royaume ! Ils n'ont donc rien à craindre tant qu'ils ne s'attaquent pas à nous.
— À craindre ? Vous êtes fou, de Ter. Nous ne vous craignons pas, par Palar non ! La preuve, l'Assemblée vous réduira, vous et vos amis !
Puis il fait demi-tour et fait signe rageusement à sa troupe de le suivre. Il s'est éloigné quand Salvo m'interpelle.
— Il y a eu un pépin, Cal.
— Quoi ?
— Nela et Badeu ont été surpris. Badeu s'est battu pour permettre à Nela de s'enfuir, mais il a dû se rendre : quatre pistolets étaient dirigés vers lui.
Il aurait parfaitement pu s'en tirer, je le sais, mais il s'est tenu à carreau pour la vraisemblance. Du beau boulot. Il a analysé la situation comme il le fallait.
— Où est-il maintenant ?
— On l'emmène vers le nord de l'île.
— O.K. ! dis aux Dix d'intervenir. Qu'ils le libèrent en assommant les gardiens. Pas de sang. Et Nela ?
— Elle a fui avec son antli. On ne sait pas où elle se cache.
J'ai un petit coup au cœur, mais je lui fais confiance. Elle sait se débrouiller. Il faut que je la chasse de mon esprit pour réfléchir.
— Inutile de risquer un affrontement, je fais. Les gars vont se planquer. Tiens, dans les arbres ! Après avoir poussé les antlis à l'écart.
— Les… « gars » ? fait le grand androïde en souriant légèrement.
C'est la première fois que Salvo souligne la façon que j'ai de désigner les Robots ! Son petit sourire est révélateur.
— Ben oui, pourquoi ?
— Oh rien, jusqu'ici les « gars », c'était quelquefois nous, enfin Lou, Ripou, Belem et Siz. Et les Dix aussi bien sûr.
Extraordinaire, il vient de donner exactement mon ordre de préférence ! Belem après Ripou, par exemple…
— Et alors ? je fais en souriant à mon tour.
— Alors on dirait que tu évolues, à notre propos.
Alors ça… Un Robot analyse mes sentiments et se rend compte qu'ils évoluent à son égard. Il a l'air de se réjouir que je considère ses copains comme autre chose que des mécaniques ! Comme… mais oui il a très bien compris que j'y mettais de l'affection, de l'amitié !
Non, c'est pas possible, je me fais du cinéma !
— Tu sais, même s'ils sont moins sophistiqués que nous, leur banque de comportement humain a eu des conséquences sur leur programmation, à eux aussi.
— Tu veux dire que vous…
— On n'en a jamais parlé mais c'est vrai qu'il se passe quelque chose d'inconnu dans notre comportement à ton égard. Logiquement, analytiquement, nous devrions réagir uniquement sur ce qui te met en danger. Toi ou Giuse.
— Et alors ? Ce n'est pas le cas ?
Je suis complètement dépassé !
— Pas tout à fait. Même sans « savoir » que tu es en danger, il se produit parfois un incident bizarre dans nos circuits, quelque chose d'intraduisible, justement parce que c'est inconnu techniquement, en cybernétique. En tout cas nous remarquons une déduction qui arrive à notre cerveau central sans avoir été décelée, analysée. Qui vient de nulle part, mais qui produit ce que tu appelles une « inquiétude sans raison ». Et lorsque tu es malheureux – ça on le constate matériellement, par nos palpeurs électroniques, à ton comportement ou à tes paroles – là encore il se produit un fait inexplicable techniquement. Nous sommes perturbés. HI est au courant évidemment, depuis longtemps, mais il n'a jamais trouvé d'explication.
Bon Dieu, mon histoire de banque d'expérience, de vie en somme, serait vraie ? C'est la vie passée qui donne une âme, qui fabrique la personnalité ? L'individu… vivant ?
Dans une certaine mesure Salvo, Lou et les autres seraient… vivants ? Vivants ?
Je me prends la tête à deux mains.
— Tu ne dois pas éprouver de crainte, Cal, intervient la voix de Lou, dans mon dos, évidemment tu n'avais pas prévu cela en nous fabriquant mais ce n'est qu'un enrichissement, rien de dangereux. Nous continuons d'avoir la même efficacité HI en est persuadé.
— Et que se passera-t-il avec les… enfin ceux que HI est en train de construire ?
— Tu veux dire les androïdes comme nous ? reprend Salvo. On a travaillé là-dessus. Avec le temps ils auront probablement les mêmes phénomènes. Ils seront plus proches de toi et de Giuse.
— Avec le temps, hein ?
— Oui, HI pense que le temps a un rôle important. Alors le grand cerveau-ordinateur de la Base a fait les mêmes déductions que moi, mais sans les éléments pour comprendre ce qui se passe. Lui dit « temps », moi « expérience ».
— Mais alors, si on pouvait déjà fournir aux… nouveaux une banque d'expérience, la mémoire vierge que vous avez au départ, imprimée avec un condensé de ce qu'ont connu les… Robots.
— Je suppose qu'ils auraient déjà certaines réactions, dit Salvo, le front plissé. Mais si tu veux on peut faire la même chose avec nous ?
— Non !
Je crois bien que j'ai crié.
— Non, vous êtes uniques. Personne ne doit avoir vos « souvenirs ».
— Tu vois bien, dit Lou doucement, que toi aussi tu ne nous considères pas comme des androïdes !
— Mais personne ne sait ce qu'est un androïde, en vérité. Les Terriens en étaient loin et les Loys n'ont jamais voulu en construire.
Je regarde autour de moi. Des Robots-Vahussis ont écouté notre conversation, à côté. Je repère la gueule burinée de Stuil, qui était le chef des Robots lors de mon second voyage, quand j'ai connu Cassy. Mon Dieu Cassy… c'est si loin tout ça.
— C'est vrai que je vous aime bien, je fais d'une voix sourde, tous !
— Mais on le sait, Cal, fait Salvo. Ne serait-ce que depuis que tu as sauvé Lou, la fois dernière sur Terre. C'est justement de ce sentiment que tout est parti, à notre avis. Nous savions techniquement ce qu'est un sentiment humain, nous sommes peut-être en train d'apprendre plus…
Je ne réponds pas. Je ne sais plus que dire de cette extraordinaire déclaration d'amour de machines ! J'ai besoin de mettre de l'ordre dans mes pensées, d'en parler à Giuse aussi. Son solide bon sens est souvent un garde-fou.
— Il est temps de partir à la crique, fait Lou.
— Oui… attends, une dernière question. Et HI ? Lui aussi a-t-il des… réactions de ce genre ?
Ils ne répondent pas tout de suite.
— Il n'en a jamais parlé, finit enfin par lâcher Lou.
J'ai l'impression de les avoir gênés. Et puis je réalise qu'ils sont en liaison constante avec HI. C'est comme si je lui avais posé la question directement. Et… leur réaction est celle de HI ! De la pudeur… Ils ont traduit, en comportement humain, ce que HI pensait : de la pudeur ! Un silence pudique…